La vie, et celle de tous les jours.
Ce matin, pour une fois, je me lève avant tout le monde. Un saut au konbini du coin pour m'acheter une canette de café au lait chaud et des croquettes de poulet; je pars en balade sur mon petit vélo rouge. Je me perds dans les ruelles du hameau de l'autre côté des champs, et passe à côté de la plantation de fraises (ichigo).
Je ne sais pas où aller, du coup je vise le sommet de la colline, de ma petite expérience, je devine que je vais bien tomber sur un petit temple, ou au moins une vue dégagée...
Je m'installe sur les marches, personne, si ce n'est le dieu qui habite ici. Je suis mort de faim, le repas du soir a été frugal, je me régale de mes croquettes de poulet, le café au lait est bien chaud, mais trop sucré et le goût bizarre, je suis bien.
Tant qu'à être ici, je me purifie avec l'eau du temple, et une petite prière pour plus d'amour sur terre, ça ne coûte pas cher.
En reprenant mon vélo garé au bas de l'escalier, je vois des mamans, accompagnées de tout-petits, se diriger vers l'arrêt de la navette scolaire. Nous nous saluons, ils semblent surpris de me voir ici.
Hop, je dévale la colline et rejoins l'autre hameau en passant par les champs de blé, je veux repérer l'emplacement d'un restaurant de soba artisanale dont m'a parlé Takiguchi.
Je traverse un parc, me laisse porter par de petits chemins boisés, je ne croise personne, mais je tombe sur un escalier en rondins de bois qui conclu le tracé. En haut, je pose le vélo pour me soulager.
Un terrain de baseball est perdu dans ce parc. Au Japon, rien de très original mais pour moi c'est assez exotique. L'heure tourne, je vais être en retard pour la promenade de Gonchan. Bon je rentre, j'irai avec lui à la recherche du restaurant de Soba.
Pendant le petit déjeuner, Chieko m'explique la tâche du jour : faire le pain pour les deux ou trois prochains mois.
Elle et moi préparerons la pâte, tandis que son mari ira allumer le feu pour le four à bois.
Chieko me donne les instructions; dans la machine à pétrir, je verse la farine, un peu de sucre, l'eau, l'huile d'olive... Bon je ne sais plus trop dans quel ordre et les temps de pause, il ne faudra pas compter sur moi pour refaire ce pain, il ressemble au tangzhong mais ce n'est pas la même recette.
Ils ont récupéré la recette d'un woofer, puis l'ont modifiée au gré de leurs expériences. Takiguchi n'aime pas les tutos sur internet et préfère faire ses propres essais. Je suis pour un compromis mais n'essaye pas de le convaincre.
Je façonne les boudins, on laisse reposer, on dépose dans les moules, on charge tout dans la camionnette, y compris la pâte que l'on n'a pas encore eu le temps de découper... Mais le four est prêt nous a téléphoné Takiguchi. Et le feu, alimenté de charbon de bambous, n'attend pas!
Et quel four! Fabriqué par les enfants de la ferme pédagogique avec des blocs d'argile qu'ils ont façonné eux-mêmes et fait sécher au soleil. Thermomètre intégré, un petit espace au-dessus que l'on peut recouvrir d'un couvercle en bois pour réchauffer ou maintenir au chaud des aliments. Rustique et pratique. Un four très sympathique.
C'est un petit miracle de voir ces petits pains briochés dorés sortir du ventre de ce gentil golem. On profite d'une éclaircie, on s'installe sur la table en bois - qu'il faudra réparer- on ouvre le pot de confiture du citron du jardin, un des derniers pots de miel récolté l'année dernière, et on se régale de tartines de pain chaud. Ce sera notre déjeuner!
L'après-midi, je décide de brûler des calories et j'enfourche mon vélo pour Global Arena, le complexe sportif du coin où j'avais assisté aux premiers cours d'EPS de l'année des lycéens. Un peu trop militaire pour moi les exercices de cohésion mais cela se fait dans les rires et la bonne humeur, alors ça va!)
Aujourd'hui, c'est la coupe du monde de rugby des jeunes, je ne pensais vraiment pas voir le monde se réunir ici, Australiens, Coréen, Anglais....
Je trouve quand même une petite place dans la salle de sport pour faire humblement mes exercices à côté d'un golgoth australien et d'un groupe de rugbywoman.
En partant j'observe les entraînements et tous ces jeunes du monde entier. La France n'est pas présente, et quelque part c'est mieux ainsi, comme ça je reste dans mon monde et ne suis pas tenté de parler français.
Je suis déjà un peu nostalgique, demain est l'avant dernier jour. Je me perds dans mes pensées, laissant le vélo suivre les courbes pour descendre la colline jusqu'à la maison. Gonchan m'attend impatiemment... Le soir Chieko et Takiguchi m'invitent au restaurant de ramen, la région est célèbre pour ses tonkotsu ramen (bouillon à l'os de porc), je suis ravi. C'est étrange, nous sommes devenus familiers en si peu de temps et pourtant nous ne nous reverrons sûrement jamais. Je m'endors sur cette idée, qui marie étrangement optimisme et tristesse.
Dernier jour. Tout ce que je fais, je le fais pour la dernière fois. M'installer avec Chieko et Takiguchi pour le petit déjeuner et discuter des occupations de la matinée. Promener Gonchan, mon petit vieux. Saluer les poules et rapporter oeufs et haricots. C'est la dernière fois. Bon, bon, je pense à ce soir. Motokaze et Hitomi se joindront à nous pour une soirée fabrication et dégustation de gyozas (raviolis japonais)!
Perdu dans mes pensées, d'où Gonchan me tire littéralement, je me rends compte que j'arrive près du restaurant de soba.
Il est fermé, et de toute façon je ne pourrais plus y revenir, je m'en vais demain matin. Comme me l'a proposé Chieko, je suis tenté de repousser mon départ pour Fukuoka, mais un célèbre festival (Hakata Dontaku) commence demain, et le départ arrivera de manière inéluctable.
Tiens je vois de l'autre côté de la rivière, une petite élève de CP sur son vélo! En pleine journée? Oui, j'oubliais, la Golden Week (enchaînement de jours fériés) a commencé, presque tout le Japon est en vacances. Elle fait demi-tour pour se rendre au pont, et vient jusqu'à moi pour me saluer. Elle est tout en sourire et surexcité de me voir là, en dehors de l'école.
- Dang-seisei! Comment ça va? Qu'est-ce que tu fais.
- Ho, comme toi, je me ballade. Gonchan a besoin de marcher.
- Tu travailles de main?
- Non, demain je vais à Fukuoka, et après je prends l'avions pour la France...
- Hééééé! Non! Déjà! Pourquoi?
Un sanglot lui coupe la parole, elle enfourche son vélo et s'en va. Je lui crie un sayonara. Je n'ai pas trouvé mieux. Décidément cela ne m'aide pas à sortir de mon spleen.
Je rentre et Takiguchi m'emmène faire un tour à l'étang pour poursuivre la préparation du futur bassin pour des carpes, c'est-à-dire enlever de la vase. Puis tous les trois, nous allons au coins des abeilles pour protéger les jeunes pêches avec des petits sacs. Takiguchi en profite pour me montrer les abeilles qui déposent à la sortie de la ruche, les corps des larves, mortes sans avoir atteint l'âge adulte.
J'ai toujours aimé observer la vie des insectes et je reste un peu. J'attrape un de ces cadavres pour l'étudier...
- AIIIEEEE!!!
Cela n'a pas plu, une ouvrière m'a piqué à l'épaule. Je m'éloigne. Mais je suis suivi. Je chasse un insecte de ma main. Pour résultat d'en voir deux maintenant, ou trois, bon ce n'est pas le moment de compter.
- Hashite, hashite!
Takiguchi m'encourage à courir vers lui, tout en s'installant au volant, Chieko s'installe côté passager. Quant à moi, je cours. Le bourdonnement près de moi a fini de me convaincre de prendre mes jambes à mon coup, et je saute dans la remorque. J'ai l'impression de m'enfuir après un casse.
C'est donc les cheveux dans le vent et l'épaule qui chauffe, que je quitte le coin des citronniers, des pêchers et des abeilles.
Takiguchi m'explique que la première abeille a dû me marquer avec des phéromones, un message chimique clair : "Piquer cet imbécile."
Il fallait donc absolument m'éloigner des abeilles. A la maison, Chieko me passe sur l'épaule une huile essentielle, Takiguchi raconte en rigolant mes aventures à son fils et sa belle-fille qui viennent d'arriver.
Un brin de toilette et on enfile nos costumes de cuisinier. C'est une woofer singapourienne qui leur a appris à faire les gyozas. On s'amuse. Mes premiers sont moches, les suivants aussi, mais ce n'est pas grave. Takiguchi m'encourage, il aime qu'ils soient très gros. Très moche, cela ne dérange pas. Hitomi enregistre une vidéo pour envoyer à Anne-Tiphaine, me voilà bon pour devoir faire des gyozas de retour à Paris.
On boit un vin blanc sucré australien que l'on a acheté ce matin avec Takiguchi, quelques bières que j'ai rapporté du 7eleven. Hitomi fluidifie nos conversations en faisant office de dictionnaire anglais-japonais instantané, la soirée est douce, je me régale et me goinfre un peu, on plaisante, je me couche, guilleret et repus.
Matin. Beaucoup moins guilleret. J'ai mon train en fin de matinée, je fais ma valise, range et nettoie.
Et voilà, ce n'est plus ma chambre. Chieko s’occupe de mes tâches quotidiennes ce matin : la promenade de Gonchan, les œufs, les haricots.
Je suis là, mais déjà parti.
On charge la voiture avec Takiguchi. Hitomi m'apporte des petits cadeaux que je rajoute dans la valise. Bon il faut y aller, j'ose à peine aller dire adieu à Gonchan. Je dois être le cinquantième woofer, ils vont me retrouver ridicule à. Mon petit vieux me tend la tête pour ses grattouilles.
Je dis aurevoir rapidement à Chieko, trop rapidement. Je n'aime vraiment pas les adieux. J'aurais dû partir au milieu de la nuit. Je suis installé dans la voiture, par la fenêtre, Chieko m’attrape et me serre le bras.
Ho merde. Je lui sers la main comme celle de ma grand mère, et arrive à baragouiner, les yeux mouillés, très mouillés, des remerciements, pour tout. Je suis très heureux de ce séjour.
La voiture démarre, beaucoup de pollen dans l'air ce matin, je cherche un mouchoir pour essuyer mon nez. On part comme si on allait faire une course, ou qu'on allait faire une mission quelconque, sauf que cette fois on n'en parle pas. On parle de la vie, de ce qu'elle doit apporter, on parle de la famille. Takiguchi a d'ailleurs écrit un livre sur ce genre de réflexion. Ce livre, il l'a écrit pour son fils, il espère que son petit-fils le lira aussi. La gare.
Je descends, prends mes affaires dans le coffre. L'escalier vers la gare est derrière moi. Takiguchi me sert fort la main, et me remercie pour toute l'aide et le travail fourni. Tiens, je ne savais que lui aussi était allergique.
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